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Burn out


Image du post par Ulrike Mai de Pixabay (voir crédit en fin de post)

Feuilleton MTAL d’après le recueil Mes Traces au Loing édité en avril 2019 chez Denis Editions.

Premières publications blog entre 2014 et 2017.




Lundi 14 juillet 2014 – 16h35 - au moulin


Malgré mon attachement aux objets, mon matérialisme revendiqué, une double vie m’aurait permis de devenir primatologue ou spécialiste du comportement ou anthropologue, peut-être ethnologue. La vie sous toutes ses formes est fascinante, finalement c’est elle qui me passionne, dans la matière je la cherche. Mes lectures s’orientent régulièrement vers ces sujets, sciences humaines au sens très large, je puise avec délectation et le plus souvent boulimie dans ces matières là aussi. Ma formation d’infirmière a complété mes connaissances, les orientant vers le Care et les recherches sur ce qui fait les caractéristiques du genre humain. Lisant récemment un essai de Frans de Waal L’âge de l’empathie [1], mes questions sur la façon dont on résout la confrontation à la souffrance trouvent partiellement réponse.


L’agressivité ambiante de nos sociétés me suscite des interrogations. Mon métier d’infirmière m’amène à circuler en permanence dans le flux urbain, je suis exposée aux interactions humaines, que je les vois ou en sois moi-même actrice. Plusieurs fois par jour la pénétration dans l’intimité des patients, dans leurs maisons, dans leurs refuges, m’est incontournable pour effectuer les soins. Nous voyons une vingtaine de patients par jour, certains sont en soins depuis plusieurs années, d’autres épisodiquement, nous avons en moyenne deux à trois patients non réguliers et nouveaux par semaine dont la durée de prise en charge varie d’une visite unique à un passage quotidien pendant un, deux, voire six mois parfois. Les univers dans lesquels je pénètre sont différents comme les identités, aux antipodes les uns des autres le plus souvent.


Pourquoi l’agressivité est-elle une réponse si fréquente à la souffrance ? A force d’observations on reconnaît plusieurs manières de gérer les grandes douleurs morales ou physiques (en général elles s’accompagnent). Outre cette agressivité, manière de dilution qui a l’inconvénient de heurter autour de soi à des degrés divers et variés, l’autodestruction est au moins aussi répandue. Ne détruisant en apparence que soi-même, elle limite les décharges d’agressivité certes mais ce qui pèse sur autrui du fait de cet anéantissement progressif de la personne reste effrayant, la réponse ultime à cette douleur paroxystique étant un suicide à petit ou grand feu.


D’autres voies, anesthésie médicamenteuse ou symbolique, faire en sorte de tarir la source, analgésiques plus ou moins fortement dosés, sédatifs puissants, refuser la moindre sollicitation sensorielle, fermer les rideaux, se lover sous la couette, s’endormir ou entrer en catatonie, ingurgiter une dose de léthargie, régressions narcotiques [2], pluri séances quotidiennes télévisuelles prolongées, quel que soit le moyen pour s’évader de cet exact opposé du sens [3] qu’est la douleur extrême... Certains chemins exigent une motivation initiale le plus souvent inconsciente forcément : sublimation, détour créatif, contemplation visuelle, auditive ou intellectuelle, frénésie de travail, apprendre, remplir, s’évader encore. Il ne s’agit pas dans tous les cas de constructions mais de fuites, mises à l’écart, prises de distance.


Pourquoi emprunte-t-on une solution ou une autre, s’agit-il de facilité, de ressources, de choix, de maîtrise, de lucidité ? Frans de Waal démontre que la survie animale (et humaine) dépend de la coopération et que l’évolution nous a doté d’émotions pour la renforcer. L’attachement dit-il a pour nous une incroyable valeur de survie et il se construit d’abord par une synchronisation des corps, une contagion mimétique qui permet la transmission de l’humeur, exprime les liens et les renforce, permet l’identification et la conscience de soi et soude les communautés. Voir souffrir une personne proche ou avec qui nous coopérons fait souffrir. Un sentiment de compassion (un soldat en étreint un autre, blessé, dans ses bras), les émotions d’autrui, éveillent nos propres émotions et induit réponse : C’est à croire que la nature a doté notre organisme d’une règle comportementale simple « Si tu ressens la souffrance de l’autre, va vers lui et établit le contact » [4].


Faire du bien, aider et soulager autrui, le réconforter, le consoler, produit un plaisir. La confiance permet de s’exposer au danger en partant du principe que les autres n’en profiteront pas, c’est assurément un sentiment merveilleux. Mimétisme, contagion, attachement, compassion, empathie, réconfort, confiance, entraide, collaboration. Sa démonstration nuancée illustrée d’exemples m’a galvanisée.




Pendant ma lecture, je pensais à une peinture de William Bouguereau, L’Amour et Psyché, enfants [5]. Elle montre deux anges enlacés et le baiser du petit garçon à la petite fille. Retrouver cette reproduction dans ma collection d’image a été rapide. Je suis particulièrement sensible à ces représentations de tendresse et de douceur. Dans mon souvenir la fillette montrait une émotion mélancolique, un mélange de tristesse et de colère, de bouderie, une sorte d’impasse tournée sur elle-même et l’angelot malgré cette émotion répulsive semblait n’avoir d’autre but que de sortir la gamine de cet état, la tirer vers autre chose, une autre profondeur, la seule réponse possible étant une émotion au moins aussi forte que celle qu’affichait la minotte, et même qui irait plus loin que la détresse puisqu’elle oserait aller la chercher dans son abîme.

William Bougereau-L'Amour et psyché enfants, 1873 (parfois nommé Le Premier Baiser, voir note [5])



Je sais qu’on ne peut pas sauver tout le monde. Dans mon boulot il est primordial d’en avoir conscience, on ne peut pas repêcher son prochain trop profond au risque de tomber dans les précipices, Primo Levi [6] en parle dans Si c’est un homme de ceux qui avaient renoncé et dont il valait mieux s’écarter pour survivre dans les camps d’extermination. La compassion et l’empathie ont des limites qu’il est dangereux de tester, ça arrive parfois.


L’été dernier deux maraudes alimentaires auprès de sans abri dans les rues parisiennes me rappelle que l’empathie doit rester une force et que si elle fragilise elle devient inefficace. C’était une activité bénévole dont le besoin m’est encore un peu nébuleux à ce jour. Je n’ai pas de naïveté excessive sur les motivations qui me poussent à aider mon prochain, ma conviction est qu’on se soigne en soignant l’autre ou en croyant le faire. Au cours de deux maraudes, rencontrer ces personnes, hommes pour la plupart, me confronte pour certains à leur renoncement. Une partie obscure de moi-même, une partie très reculée qui émerge à ce moment pour tout un tas de raisons, une partie inavouable, envie cette précarité, ce détachement, cet éloignement. J’ai pensé à Primo Levi, ce qui se passe dans ton esprit est le contraire de ce dont ces personnes ont besoin, ce n’est pas elles qui doivent t’attirer mais c’est toi qui doit les aider à sortir de leur état. Je n’ai pas insisté à mon corps défendant, on n’est pas efficace sur tous les terrains. [7]


L’envie de renoncer est d’une puissance phénoménale, aspiration presque agréable, irrésistible on croirait, réponse autodestructrice, pas la bonne. J’utilise les méthodes sus mentionnées, sublimation, contemplation, études diverses et variés, et le boulot bien sûr, les tournées, H24 je sais faire. J’ai gardé depuis mon adolescence cette phrase de Montesquieu [8] à l’esprit: L’étude a été pour moi le souverain remède contre les dégoûts de la vie, n’ayant jamais eu de chagrin qu’une heure de lecture ne m’ait ôté. Ça marche presque toujours avec la concentration nécessaire.


Moments délicats, sans abris, patients en fin de vie, évolution des pathologies chroniques et invalidantes, compassion et empathie au maximum, trop loin, là où on n’est pas censés aller, happée sans recul, plus de distance, on a dit on les accompagnera, jusqu’au bout. Pourquoi ? C’est ce que demande autour de moi mes proches, mon fils. Parce que parfois on ne peut pas reculer quand on donne sa confiance on n’a pas le droit de trahir et nous sommes des professionnels.


Frans de Waal explique que les effets de la confiance sont ce qui finit par construire une société, une communauté, une idée de celle-ci. On ne trahit pas l’espoir de quelqu’un, un patient, une épouse, leurs enfants. Ils nous ont demandé d’être là, nous y sommes allées. La limite franchie il y a un point d’équilibre où plusieurs passages s’ouvrent, les bons comme les pires, chute ou victoire, laisser aller ou mobiliser les dernières sources d’énergies qui permettent une maitrise, sans doute la curiosité est la plus déterminante dans un sens comme dans l’autre il faut choisir une direction.




Ce que j’ai appris dans le livre et retrouvé dans la reproduction de Bouguereau c’est le sens de cette compassion. L’amour n’est certes pas gratuit puisqu’il cherche à provoquer en retour le même sentiment dans un probable but de survie et le provoque en effet - les joues de la fillette rosissent et montrent son émoi, j’avais oublié cet aspect avant de revoir l’image. Retrouver la foi en cet amour n’est pas un chemin difficile pas plus que le renoncement. Comprendre les raisons de ses actions ne diminue en rien l’intensité de l’émotion ressentie. Le baiser de l’ange n’est probablement pas désintéressé, ce qui est important c’est le but atteint. En regardant cette peinture une douceur me remplit, j’éprouve ce dont parle Frans de Waal, une contagion.


Voir ce qui est exprimé me redonne confiance et foi en l’âme humaine, en moi. J’ai retrouvé l’ultime réponse à la souffrance, la meilleure, la seule qui vaille, cette réponse motive mon travail voir mon existence. Je ne retournerai probablement pas faire une maraude quoique j’en ai vraiment une grande envie, je ne resterai peut-être pas infirmière tout le temps quoique parfois j’en ai envie aussi. L’important est sans doute de multiplier les choix et les issues, renoncements, dilutions, partages, compassions, contagions, les traces que je n’ai pas encore retrouvées je les inventerai. Et vouloir croire en se fondant sur ce que chacun sait de l’autre, que tout finira bien [9].


myriam eyann




Crédits photo

Ulrike Mai de Pixabay pour laphoto de couverture

N'ayant pas l'auteur de la photographie de l'oeuvre de Bougereau, si vous avez cette référence, faites moi signe!



Pour aller plus loin

[back] Frans de Waal né en 1948, primatologue et éthologue néerlandais. L’âge de l’empathie : leçons de nature pour une société plus apaisée, Les Liens qui libère, 2010

[back] "Régression narcotiques". J’emprunte cette expression à Joan Didion née en 1934, écrivaine et journaliste américaine dans L’année de la pensée magique (The Year of Magical Thinking, 2005), paru en français en 2007, Grasset

[back] "cet exact opposé du sens" expression de Joan Didion, ibid [back] Frans de Waal, opus cité

[back] William Bouguereau (1825, 1905) peintre français représentatif de la peinture académique assimilé à l’art dit « mignon » ou « art du kitsch ». Une des premières galeries virtuelles sur Internet, le Web Museum, a placé le tableau à tort comme Le premier baiser avec la date de 1873 au lieu de L'Amour et Psyché, enfants (collection privée) peinture à l'huile présentée au Salon de Paris en 1890. Aujourd’hui, l’art de Bouguereau est déprécié, en comparaison avec la modernité des Impressionnistes, la peinture de Bouguereau reprend les codes et les règles de l’Académie, il a été souvent décrit comme représentant de la « mauvaise peinture ».

[back] Primo Levi (1919 – 1987) écrivain italien.


[back] Voir le texte Paroles de Maraudeurs, Myriam de retour de la rue en son paradis, sur le site Entraides Citoyennes, 14 octobre 2013

[back] Charles Louis de Secondat, baron de La Brède et de Montesquieu (1689 – 1755) penseur politique, précurseur de la sociologie, philosophe et écrivain français des Lumières.

[back] L’âge de l’empathie, Frans de Waal

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