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Talk to stranger


Image du post Gerd Altman (lien en fin de post)

Feuilleton MTAL d’après le recueil Mes Traces au Loing édité en avril 2019 chez Denis Editions. Premières publications blog entre 2014 et 2017.



Dimanche 17 Novembre 2014 – 20h00, dans ma grotte, au moulin


Automne 2014, les tests GoPro[1] se multiplient, cette caméra est devenu mon outil de communication magique, ses possibilités décuplent mon imagination. Montrer mes productions est un parcours qui suit scrupuleusement certaines étapes. Les premières photos maladroites avaient un but d’archivage, les dessins s’entassent vite, les classer nécessite de la méthode. Le retour qui s’opère quand on regarde son travail est comme celui qui accapare la conscience quand on s’interroge sur soi-même, le bienfondé de ses actions, la place qu’on occupe, la légitimité. La photo crée une distance curieuse avec l’original. Ce n’est pas tout à fait le même objet que dans la réalité et puis si, quand même. Au fil du temps montrer des reproductions de mon travail est devenu habituel sans se banaliser.


La création du site amplifie la mise en scène [2], l’acte créatif en est toujours une. L’idée de filmer mes gestes, du work in progress, est un enchainement, logique. La prise en main de cette toute petite caméra est chronophage. Outre les différents paramétrages, les matériels de fixation, les séquences imposent un montage à maitriser. La vidéo est un médium totalement inconnu avant cette expérience. Je tente un premier essai, un deuxième. Montrer mon travail est le but mais plaire parasite mes objectifs. La première vidéo fait 8 minutes après découpage, redécoupage de plusieurs séquences montrant des dessins différents, l’idée est de faire court pour ne pas lasser, capter l’attention, j’entends déjà les critiques, être performante, me vendre, montrer une originalité, être percutante. Forcément ça ne marche pas.


Image par S.Hermann & F.Richter


Retour à la prison St Anne en Avignon[3], pour des raisons obscures totalement inavouables le besoin d’y revenir était impératif. Deux jours me permettront d’explorer tout ce que je n’ai pas vu lors de ma première visite. Les vidéos prennent un temps très long, nécessaire pour comprendre le propos. Quel intérêt de passer devant des bouts de films qui semblent défiler en boucle sans essayer un regard ? La saturation a galvaudé l’image et l’implication nécessaire pour l’atteindre. La plupart des visiteurs passent rapidement, n’attendent pas beaucoup plus que 2 à 3 minutes, un effet, une surprise sans doute, une intention, être saisi probablement, comprendre rapidement, une clarté. Si on ne voit qu’un extrait, comment savoir ?


Chaque œuvre est présentée dans une ancienne cellule. Kimsooja[4] présente A Laundry woman, une femme immobile filmée de dos devant un fleuve sur lequel flottent des bouts de branches, des papiers, des petits trucs, emportés doucement par le faible courant. C’est très lent comme une halte au bord de l’eau. Se laisser emporter par les visions probables de la blanchisseuse, par mes propres rêvasseries, est un moment de calme envoutant, est-ce qu’on n’appelle pas cela un arrêt sur image ? L’image ne s’arrête pas vraiment pourtant, elle est en mouvement, plonger dans cette suspension du temps est irrésistible. La blanchisseuse ne regarde pas le fleuve mais un ciel où passe des objets, elle est devant un écran de cinéma qui montre le monde qui passe, elle ne pense à rien peut-être, comme moi. C’est surement un peu ça le paradis, regarder le calme. Il est particulièrement difficile de s’en extraire, mais quoi, rester là serait suspect.


Kimsooja, To Breathe-Tour Maubergeon, 2019, installation in situ avec anneaux miroirs. Photo Jan Liegois


Il y a beaucoup de vidéos dans cette exposition, certaines ne m’intéressent pas, d’autres sont un choc, m’interpellent, pour certaines leur présence est un mystère ou une énigme supplémentaire. Une installation de François-Xavier Courrèges[5] , Nuancier, achève mon parcours. C’est la fin de la journée, il fait froid et humide, il y a peu de monde. Dans la cellule vingt écrans sont installés en cercle, le dispositif invite à se placer exactement au milieu, de sorte qu’il suffit de pivoter sur soi-même pour les voir tous. Vingt hommes me regardent en silence. Ils ont tous la même tenue, un tee-shirt blanc, seule leur physionomie les différencie. Un je t’aime fuse, un autre, plusieurs, parfois en même temps. A force de me tourner, me retourner, il est prononcé devant moi. Il ne s’agit pas de ma personne, anonyme pour ces hommes anonymes qui de toute façon ne me voient pas puisqu’ils ne sont pas vraiment là. Ces vingt hommes ne disent rien d’autre que je t’aime, ils regardent la caméra fixement et puis se décident, quand ils sont prêts. Cette déclaration me touche de plein fouet comme un éclair qui me couperait en deux pour m’ouvrir telle une coquille. Il n’y a personne dehors, pas de bruit, j’ai tout mon temps. On peut avoir peur, se protéger, ou décider qu’il n’y a aucune malveillance. On peut se moquer, tricher ou jouer le jeu, croire à ce message, l’entendre. L’aspiration est inévitable, il faut y croire très fort, ces hommes y ont cru aussi en réalisant les vidéos. Quelque chose passe, à travers l’écran, mon écorce tombe. Être désarmée dans ce lieu est une expérience troublante, logique, quand j’y pense.



Après les vidéos de St Anne la nécessité du temps à prendre pour approcher le propos de l’artiste m’apparait comme une conduite que l’on ne peut pas dicter, une position. Mes calculs de timing, mes décomptes n’ont pas de sens. Il ne s’agit pas de rendre mon travail acceptable mais de le montrer. Ma volonté n’est pas de prédigérer, rendre simple ou de manipuler une réaction chez celui qui visionnera mes vidéos. L’envie était de montrer ma façon de travailler. Retrouver la sensation ressentie avec les vidéos des vingt hommes disant je t’aime est aussi le but, en partie, peut-être. Attirer l’attention, plaire, bien sûr. Ma capacité au déguisement est limitée et n’a aucun intérêt. Être aimé pour ce qui me caractérise est l’essence même de mon besoin de reconnaissance.


En 5ème année, à l’école d’architecture de la Villette, un cours m’a appris la nécessité de garder entier – intact - ce qui s’exprime dans la création. Nous y avions des exercices répétés de créativité totalement libre, abri de jardin pour insecte, la maison de l’acrobate, écriture automatique, sans aucune explication supplémentaire. Parfois une proposition un peu plus difficile à comprendre, folle, Donnez-vous rendez-vous, faîtes le choix du lieu et de la date, marquez-le sur votre agenda, respectez cet engagement. Le jour J à mon rendez-vous, l’absurdité a été palpable et totalement abordable l’espace de quelques précieuses minutes, ce moment est resté sacré dans mon souvenir.


Un autre exercice important a été l’affichage de photo de soi grimaçante : prendre la photo est déjà une épreuve, puis nous les affichons sur le mur, l’ensemble des participants du cours défile devant, on regarde les autres pendant qu’ils vous regardent, on rigole beaucoup. Ma photo était horrible, le ridicule est un bon exercice quand on prétend créer. Une autre fois je m’enferme dans la salle de bains pour des peintures de corps à la manière de Yves Klein[6] au début des années 60, sauf qu’il s’agit de mon propre corps et de composer quelque chose de visible avec. Les travaux des autres étudiants aident à démystifier ce qu’on prend pour important en soi.


La création est l’illusion d’une maîtrise, ce qu’on va laisser, ce qui restera de soi, faire œuvre, expliquer ce qu’on est avec la sensation que si on ne le fait pas personne ne comprendra. Si je m’astreins à ce boulot et que j’en suis contente à la fin même sans le montrer j’aurais l’illusion que je peux partir tranquille, que les clefs sont disponibles. C’est compliqué de ne pas avoir l’impression de transmettre, il faudrait faire comme si on ne s’adressait à personne et dire les choses comme si on parlait quand même à quelqu’un, sans couverture, vêtements, rien que l’intention d’une expression. J’aimerais évacuer la sensation de ne jamais arriver au point précis de la possible compréhension, que ça soit fluide, léger, audible, reconnaissable.


Le dessin – la création - contient un plaisir esthétique nécessaire, une échappée. Se mettre dans ces conditions d’échappée est compliqué et simple, il faut être à l’écoute de ce qu’on est en train de faire et dans le même instant lâcher prise. L’essence de ce qu’on veut exprimer se loge entre ce qui échappe et ce qu’on maitrise. Être dépouillée face à cette possibilité, désarmée, est mon seul accès. C’est une nécessité, on fait ce qu’on a à faire même si cela peut paraître absurde ou sans but, si on ne le fait pas les choses s’arrêtent ou peuvent s’arrêter. La volonté d’un résultat peut être un frein puissant, un parasite, voir un stop. Mais la création est prétentieuse, je veux un résultat, le dessin doit se finir. Je le montrerais, découperai, redécouperai, choisirai, pour l’illusion.


Se regarder faire est nécessaire pour approfondir sa technique, les danseuses se regardent dans les glaces, les écrivains se relisent, et puis il y a un biais : ce qui échappe on veut le maitriser. Quand on veut refaire ce qui a fonctionné ça ne marche pas, on essaye de reproduire un résultat alors qu’il s’agit d’une action, un état difficile à conserver. Partager cet instant est le but des vidéos récentes, probablement une illusion comme le je t’aime des vingt hommes dans cette cellule de la prison Sainte Anne un jour glacé de novembre. Si je joue le jeu, si j’y crois très fort, quelque chose passera, à travers, de l’autre côté, un écran, quelqu’un, désarmé.


Le deuxième montage concerne un seul dessin qui m’a occupé pendant une dizaine d’heures. A ma disposition 20 séquences vidéos inégales de 3 à 20 minutes, environ 5 heures de bouts de films à visionner, découper, choisir. Le compteur temps affiche ce qui lui plait, ça ne me concerne plus, la vidéo finale comporte ce qui est nécessaire. Elle dure 25 minutes. Mon travail est intact. Il ne s’agit pas de moi, anonyme pour les anonymes qui me regarderont et puis il s’agit de moi quand même. Communiquer, parler de soi, montrer ses gestes, sans le savoir, nous ne serons plus des étrangers, désormais.


We don’t notice that we’re all just perfect strangers as long as we ignore that we all begin as strangers just before we find we really aren’t strangers anymore.

Tom Waits - I Never Talk to Stranger[7]


On ne remarque pas que nous sommes tous de parfaits étrangers aussi longtemps que nous ignorons que nous sommes tous comme des inconnus juste avant de reconnaître que nous ne le sommes plus.


myriam eyann



Notes


[1] GoPro, est une entreprise fondée en 2001 et basée en Californie qui commercialise des caméras d’actions depuis 2004, caméra numérique utilisée pour filmer une scène tout en étant immergé dans l'action. Les caméras Gopro sont compactes, robustes et résistantes à l'eau, liées aux sports de plein air et sont souvent fixées aux casques, aux guidons, parfois utilisées dans un caisson étanche qui confère à la caméra une plus grande résistance aux chocs et aux divers éléments comme l'eau, le sable ou la boue. [retour texte ]

[2] Il s'agit de mon premier site, crée en 2012 (oup's, il n'existe plus, je l'ai abandonné en 2019 !). C'ets sur ce site que les textes du recueil MTAL ont été d'abord publiés. [retour texte]


[3] Exposition La disparition des Lucioles, 18 mai au 25 novembre 2014, Prison St Anne en Avignon située derrière le Palais des Papes. Le parti pris de cette exposition était de laisser la prison, construite à la fin du XVIIIe siècle et désaffectée depuis 10 ans dans l'état où elle a été abandonné. La Collection Lambert a investi les cellules, les couloirs et certaines cours. Le titre emprunte au texte que Pasolini publia en 1975, il y était question d’enfermement mais aussi du temps qui passe, de la solitude et de l’amour. Exposée dans sa cellule chaque œuvre devenait ainsi luciole. Voir aussi le texte Les gouttes de l'arc en ciel à propos de ma première visite à cette exposition [retour texte]

[4] Kimsooja, artiste multidisciplinaire née en 1957 en Corée du Sud, vit à New York, Paris et Séoul. A Laundry Woman capture vidéo, rivière Yamuna, Inde, 2000, visible sur le site de l’artiste http://www.kimsooja.com/. La bande son The Weaving Factory (2004-2013) remplissait l'espace de la cour des isolés avec un rythme alterné d'inspiration et d'expiration. [retour texte]

[5] François Xavier Courrèges vidéaste français né en 1974 dont l’œuvre est entièrement traversée par le thème du sentiment amoureux et ses états afférents, voir son site www.fxcourreges.com/ [retour texte]

[6] Yves Klein, (1928- 1962) plasticien français notamment connu pour son bleu (IKB pour International Klein Blue). [retour texte]

[7] Tom Waits, I never Talk to stranger, chanté avec Betty Midller, album Foreign Affairs, 1977 [retour texte]


Crédits image Pixabay


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