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Reste en collection


Image du post myriam eyann

Feuilleton MTAL d’après le recueil Mes Traces au Loing édité en avril 2019 chez Denis Editions. Premières publications blog entre 2014 et 2017.



Dimanche 14 septembre 2014 – 18h17 – au moulin


C’est la seule rédaction dont j’ai le souvenir, en classe de cinquième, la prof de français avait donné le sujet suivant : décrivez votre hobby. Un peu de danse comme la majorité des gamines, du piano, je lisais peu, aucune activité méritant le qualificatif hobby, on avait parlé de passion, il fallait quelque chose de fort, d’essentiel. Le dessin peut-être, mais lui reconnaître publiquement une importance, me positionner comme créative aux yeux des autres enfants n’était pas envisageable, croire la place usurpée plutôt que la prendre était mon asile, penser qu’elle ne m’appartenait pas la protégeait.


A la bibliothèque, tous les mercredis, je traquais les livres de travaux manuels, bricolages pour occuper les enfants, bidouillages avec des bouchons en liège, balles de ping-pong, bobines de fil. Un livre proposait une réalisation tous les jours de l’année, une photo illustrait chacun des objets à créer et je passais des heures à feuilleter ce gros livre, à regarder les bonhommes en feutrine, les poupées bouteilles, les chaises miniatures, à les classer par ordre de préférence, à rêver à celui que je réaliserais en premier. Ce livre m’avait envouté, sa forme de catalogue m’hypnotisait, sans doute si on m’avait offert l’objet fabriqué j’en aurai été soulagé, ce n’est pas tant de me lancer dans leurs réalisations dont j’avais besoin que de contempler ces jouets.


La possibilité de les créer, que je repoussais sous différents prétextes, était uniquement un alibi pour cette obsession. La liste du matériel demandé me faisait souci, il manquait toujours quelque chose, où se le procurer ? Attaches parisiennes, boule de liège, papier doré, fil de fer, rien qui soit à ma portée, chercher ces matériaux dans les magasins de la ville était quelque chose de très compliqué, à mes yeux, une aventure qui ne me motivait pas du tout. Même avec une description détaillée expliquant la marche à suivre, les objets ne ressembleraient jamais à la photo. Ma solution serait une collecte minutieuse de tout et de rien, matériaux au cas où. En vue de ces réalisations, une collection s’installait dans ma tête.


C’est de ce hobby dont ma rédaction ferait le compte rendu, hobby fantôme qui n’existait pas. Mentir ou tricher était exclu, il fallait expliquer avec sincérité, même si ça n’était pas facile à faire comprendre. Mon hobby était de rassembler des objets pour pouvoir créer d’autres objets, sans savoir ce que j’allais récolter, bouts de tissu, bouts de bois, morceaux de verre ou de plastique, petites boites, papiers de couleurs, cartons de toutes sortes, boites à chaussures, petits bouts de ficelles, fil électrique de couleur et tout autre trouvaille insolite. Faire attention à ce qui m’entourait n’avait pas de fin, ce qui modifiait tout, l’important était d’être aux aguets, en vigilance permanente, au cas où. Je terminais en disant que réunir mes objets était pour le moment impossible parce que les détails techniques du stockage n’étaient pas encore résolus (ma mère n’admettait pas d’empilement inutile, c’était le premier obstacle à mes réalisations, ce que je n’ai pas mentionné dans ma rédaction).


La première phrase disait : ma passion c’est les travaux manuels, ce qui était très mal formulé, nul, mais où étaient les mots pour en parler ? Les inventer était pourtant le but de cette rédaction. Pour la réécrire, aujourd’hui, j’expliquerai mon animisme. Hors sujet, on n’avait pas parlé de croyance, ni de donner la notice détaillée d’un projet créatif à venir. Finalement, de toute façon, un hobby je m’en suis rendu compte à cette occasion manquait sérieusement dans ma vie de préadolescente. C’est probablement la raison pour laquelle le terme hobby m’avait paru insipide, révélant la fadeur de mes activités. Comment parler de ce qu’on ne connaît pas ? Avoir un hobby, une passion, ne m’a jamais concerné. Sujet hors sujet. La prof n’a rien compris, en rendant les copies une quinzaine de jours après elle a dit tout ça est bien confus, de quoi parles-tu ? Toute la classe crue que j’aimais les travaux manuels, ce qui était complétement faux, pour preuve j’étais assez mauvaise dans cette matière. Brouiller les pistes était déjà mon réflexe conditionné, alors inconscient.


Image myriam eyann


Depuis mon arrivée au moulin, la configuration des lieux, la possibilité d’un atelier, m’amène à créer la matériauthèque de mon enfance. Bout de bois bien sûr, cartons de toutes sortes, papiers plastiques et papiers de soie, boites de conserves, petits bouts de ficelle qui ne servent à rien, rubans, tissus, attaches métalliques diverses, emballages plastiques, boites de toutes sorte. Le monde est rempli d’objets, il suffit de les choisir, et c’est ce que je fais, garder ce qui me fait envie sans questionner la destination de mon geste, non pas pour posséder ou accumuler, la vague idée que cet objet servira me guide, l’intuition est ma tête chercheuse. Ma matériauthèque se compose depuis quelques mois, de tout ce que, normalement, on jette.



Vu lors de l’exposition Raw Vision à la Halle St Pierre[1] à Paris, les sculptures anonymes de Philadelphia Wireman[2], retrouvées dans des cartons au bas d’un immeuble dans un quartier populaire de Philadelphie. On ne connaît pas l’auteur de ces objets, des amas de matières, la forme est abstraite, lacérée de ferrailles, élastiques, bouts de ficelles et de plastiques, on reconnaît des morceaux de petits objets, parfois cassés, du matériel électrique, des emballages. On suppose qu’ils sont l’œuvre d’un afro américain à cause du quartier, probablement le tout a été jeté après un décès, un appartement que l’on a du vider. Imaginant l’environnement de cette personne, le cheminement de pensée qui peut amener à de telles créations ne m’est pas incompréhensible, la densité de ces objets, le chemin pour digérer une si grande concentration est sans doute de l’organiser. Je ne fais rien d’autre en stockant mes matériaux. Il y a aussi les fusils de André Robillard[3], je ne les avais jamais vu de prés, ce sont des poèmes d’objets, les phrases ne se forment que si l’ensemble a une cohérence, un sens, une beauté.


En voyant ces deux artistes, l’absurdité de mes stockages s’est évanouie. Il n’y a de ridicule, de pathologique, d’inutile, de grotesque, d’affreux, que le regard qu’on porte sur les objets. Ce que je voulais exprimer dans ma rédaction, c’est mon amour de la matière, mes rêveries à son sujet, inlassables, ma volonté de la collectionner, peut-être pour rien, peut-être pour en faire des bricolages, peut-être pour apprivoiser sa densité, avoir l’illusion que je la maitrise probablement. Je ne peux pas évacuer la matière, ni la mienne, ni celle de quoique ce soit qui m'entoure. N’importe quel objet existe autant que moi, c’est pas mon cerveau qui dira le contraire. Le moindre des objets à mes côtés a une histoire, un jour j’inventerai un catalogue qui les racontera tous.


Image myriam eyann


Malgré plusieurs déménagements, il m’est impossible d’éloigner la densité, elle s’installe inévitablement avec moi. Un espace dénudé m’est inaccessible, si je devais investir une cabane, elle se peuplerait de tout ce qu’on peut ramasser dans la nature. Corbeille de plumes, brindilles, marrons, glands, ou n’importe quoi qui viennent d’une plante, d’un arbre, lavande, graminées, pomme de pain, cailloux, prennent place entre les livres, revues, BD, bibelots, figurines de plastique, corbeilles, paniers, cahiers, carnets, boites. Depuis peu de temps je m’autorise à garder la poussière de la maison, de l’atelier, la cendre de mes feux, j’en fais des bocaux en verre, regarder au travers, de temps à autre, m’apaise. Rien ne s’échappe quand on le reconnaît.


La densité devient vite insupportable, l’envie de tout laisser en plan pour trouver un petit coin de néant. Plus je tente de créer un vide, plus je le remplis jusqu’à le saturer. A cause de la densité, il n’y a que le vide qu’on puisse habiter, c’est le seul endroit qui se remplit. Est-il possible que le vide m’habite un jour ? Mon atelier déborde. La surface qui viendrait à bout de mes remplissages existe probablement, un jour, avec un peu de chance, je posséderais un terrain vague, un immense espace dénué d’aménagements, rempli de vide à remplir. Le vide ne me fait pas peur, il est ce qui m’attire et me motive, même si je le fais fuir et le sais plus ou moins inaccessible. C’est à la densité qu’on ne peut échapper, elle empli le moindre interstice, englue jusqu’à la paralysie, prend la place de toutes pensées on dirait, si on la laisse faire. L’enfer n’est pas un terrain vague mais un amoncellement de détails, c’est pas Jérôme Bosch[4] qui me contredirait, le paradis est limpide comme les dégradés des nuages vaporeux. Il est plus facile d’aller au vide que de gérer la densité, le poids de ce qu’on ne peut pas déloger, la masse des choses.


Mon hobby est de me consacrer à la matière, penché dessus, le plus près possible, on arrive à oublier de quoi on est fait. Mais je connais l’imposture, fuir la densité la fait apparaître, elle s’accumule dès qu’on s’intéresse au vide à sa place, comme pour se venger. L’unique façon pour la diminuer est une attention quotidienne, vigie permanente, surveillance rapprochée et gestion des stocks. La seule action qui supprime la lourdeur est une concentration. Je ne peux évacuer la densité qu’en me focalisant sur un point défini, un tout petit point de matière compact, si condensé, si plein qu’il devient impénétrable. C’est le point précis de mes créations et leur limite paradoxale, leur force et leur fragilité, leur contradiction. Un point aussi vide que dense, sur le fil, là où s’échappent les questions, le comment et le pourquoi.


Image myriam eyann


Comment construire, concrétiser, trouver les ingrédients chez les marchands en ville, comment commencer ? Pourquoi expliquer ce qu’on veut est primordial et si complexe, pourquoi comprendre ce qu’on fait, pourquoi la difficulté s’installe avant la facilité, la simplicité, pourquoi la délivrance est si longue et les passages cachés ? Le dosage est infiniment précaire, en redéfinition constante, tel un équilibre. Mes pensées sont lourdes et mes gestes légers. Etre manuelle évacue la densité de mon esprit. Si mon dessin est trop dense et le résultat incompréhensible, tant pis. Une digestion permanente produit mon énergie, je m’autorise le recyclage des déchets, Rien ne se perd, rien ne se crée, dit-on, le reste est ce dont on décide de ne pas s’encombrer. J’ai décidé de le collectionner, c’est mon hobby.


myriam eyann


Notes


Raw Vision, 25 ans d’Art Brut, exposition à La Halle St Pierre du 18 septembre 2013 au 22 août 2014, célébrant le 25e anniversaire de la revue anglo-saxonne Raw Vision fondée en 1989 par John Maizels, présentant 80 artistes et 400 œuvres. La Halle Saint-Pierre est un musée consacré à l’art brut, singulier et outsider, situé à Montmartre, quartier parisien, dans une ancienne halle [retour texte]

The Philadelphia Wireman, nom donné à un artiste américain d’art brut inconnu, qui a réalisé environ 1 200 petites sculptures en fil de fer, trouvées dans la rue, dans des sacs et des cartons, par un étudiant à Philadelphie en 1982. On ne sait rien de l'auteur ni de ses motivations, mais on pense que les pièces ont été abandonnées après sa mort. Elles évoquent l'art africain et le quartier où elles ont été trouvées amènent certains commentateurs à penser que l'artiste était afro-américain. [retour texte]

André Robillard né en 1931, sculpteur, dessinateur, musicien, créateur français d’art brut. Il fabrique des fusils avec des objets de récupération (boîtes de conserve, ampoules usagées, pièces de bois récupérées, tissu...) « pour tuer la misère », dit-il. Il crée aussi des engins spatiaux, des cavaliers en bois et des animaux exotiques. Parallèlement à la fabrication d'objets, il dessine (fusils, planètes, satellites, animaux).[retour texte ]

Jérome Bosch (vers 1450 - 1516), peintre néerlandais du mouvement primitif flamand.

Le Jugement dernier, triptyque peint vers 1482, huile sur panneau 163.7 x 274 cm- Académie des beaus arts de Vienne

Source https://www.statenvertaling.net/kunst/grootbeeld/165.html


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