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Cross the line


Image du post dessin myriam eyann Et au delà, 2015, marqueurs et feutre sur papier 42 x 59.4cm

Feuilleton MTAL d’après le recueil Mes Traces au Loing édité en avril 2019 chez Denis Editions. Premières publications blog entre 2014 et 2017.





Samedi 14 Juin 2014 – 15h10 – Maisons Alfort


Avant de me remettre à dessiner en 2006, nous étions allés avec deux amis visiter le musée d’Art Brut de Lausanne[1]. J’étais à la fin de ma première année d’études à l’école d’infirmière de Digne dans les Alpes de Hautes Provence, dans une période comme on en traverse parfois qui incite à dépasser les bornes. Pendant les cours sur les pathologies de psychiatrie on nous avait parlé de l’art thérapie, un infirmier nous avait amené quelques réalisations de l’atelier de l’hôpital et plusieurs livres parlant de l’art Brut. Très vite ces productions inégales m’ont fasciné. De retour de ce petit voyage en Suisse, j’ai pris une grande feuille et dit peu importe ce qui se passera sur ce papier, ça n’a pas d’importance.


J’ai commencé par un texte, il fallait qu’une ligne danse. Donc je recopiais ces mots et leur signification devenait secondaire, les courbes avançaient sous mes doigts. A un moment, le texte n’a plus suffi, mon crayon prolongeait les entrelacs, seul le geste comptait, ce qu’il créait était une anecdote, rien en fait, des formes rigolotes, des courbes, des petites inflexions fluides, souples. Oublier ce qui était en train de se faire, la signification, le sens, regarder la ligne, c’était apaisant. Le dessin fini était ce que j’appelle une horreur, fouillis totalement incohérent mais ce moment avait été magique, ne cherchant rien, aucun but à peine celui de finir, inutile, ça ne voulait rien dire, c’était particulièrement laid et j’avais envie de recommencer, encore, encore, encore. J’ai continué sans cesse, dès qu’une feuille était terminé une autre, sans répit à chaque fois que c’était possible, le plus souvent. Après quelques dessins, une irrésistible organisation a pris place, les gestes venaient plus facilement. Je disais toujours, peu importe, peu importe.


Il y avait cette possibilité de remplissage, colorier entre les lignes, faire des aplats sans déborder, sans que le coup de feutre se voit. La ligne délimite des ouvertures, briques de couleurs, gribouillages. Le dessin fini, punaisé au mur pour le regarder encore permettait de replonger dans la sensation magique et la prolonger. Ils n’étaient pas moches, tordus, farfelus certes, quelque chose à travailler, la prochaine fois j’essaye de grouper les couleurs, et si je faisais un monochrome. J’ai pris conscience en les regardant de la force de cette ligne, elle ne disparaissait pas avec les aplats, continuait à exister, autonome.


Différents graphismes reviennent, il y a ces boucles remplies que j’appelle aléatoires, les labyrinthes qui sont des courbes fermées sur elles-mêmes, et les sans pourquoi, des aléatoires très denses. Suivant mon humeur l’une ou l’autre technique répond au besoin de l’instant. Il s’agit toujours du tracé d’une même ligne, un rituel qui s’invente à mesure avec des règles à ne surtout pas enfreindre. La ligne ne s’arrête que si je pose le crayon et en prend un autre, sinon elle n’a pas le droit de s’interrompre – dans les sans pourquoi elle est la plus longue possible, tant que je tiens, parfois 15 minutes avec un seul crayon. Elle se croise dans les aléatoires mais jamais dans les labyrinthes, ouverte dans les aléatoires - une courbe avec un début et une fin - et fermée dans les labyrinthes - le début rejoint la fin et ferme la courbe donc je dois faire attention en permanence à ce qui est à l’intérieur et ce qui est à l’extérieur pour ne jamais croiser la ligne.


Et au delà, détail-dessin myriam eyann, 2015


Les règles sont magiques, jamais deux couleurs identiques côte à côte dans un aplat, pas de noir, pas de lignes droites, et que les traces du feutre ne soient pas apparentes. Avant de commencer le dessin, le choix des couleurs de la ligne - le squelette - et des aplats - les briques, est méticuleux. J’ai élaboré des palettes, nuanciers qui facilitent mes décisions. Au fil du temps j’invente de nouveaux rituels, celui des couleurs devient important au-delà du geste, si je décide d’utiliser une gamme colorée, par exemple du bleu, je vide une à une toutes les nuances possibles, utilise les marqueurs dans l’ordre et ne les reprend pas une fois utilisés. Il y a plein de petits rituels, je ne réalise pas toujours qu’ils m’entourent mais les exécute scrupuleusement. Don’t cross the line, c’est ce qui rend la production de ces dessins possible et magique, si le rituel ne s’exécute pas correctement je ne peux pas dessiner.


Mes fils regardent mes dessins avec amusement, mon ainé surtout, pourquoi tu ne fais pas apparaître des formes ? Mais comment faire apparaître quoi que ce soit là-dedans, ce n’est pas possible ! Il y a des périodes où le geste habituel se vide, feutres maladroits, fatigués, lassés. Un jour à nouveau ça ne fonctionne plus, pourquoi ne pas essayer ces formes, aller plus loin, juxtaposer les couleurs d’un même ton - ce que je ne devais pas faire normalement, peu importe, peu importe, pas grave, au pire ça sera moche, de toute façon tu n’es pas en train de faire un chef d’œuvre. Quelque chose se passe, entre les lignes ces formes existent, les faire apparaitre n’est pas simple, elles se dérobent et le choix des couleurs est délicat. Mais le rituel permet à la forme d’apparaitre. Les trois techniques évoluent, les aléatoires deviennent figuratifs, les tons s’organisent dans les labyrinthes, sans pourquoi quand je ne sais vraiment plus comment faire. Mes dessins se construisent à mesure de ces franchissements de limites, quand on ne sait plus très bien ce qui se passe les barrières imposées tombent, les possibilités s’ouvrent. Et puis la crise passée, les règles reprennent, le rituel à peine métamorphosé, toujours à sa place, guide mon geste et le protège.





Petite j’aimais lire Olivier Rameau [2], cette bande dessinée d’un monde enchanté de l’autre côté du vrai-monde-où-les-gens-s’ennuient. Il y avait des histoires de miroir qu’on traverse, de monde parallèle, de transformation. Après j’étais passée à Philemon [3], une autre dimension un peu plus inquiétante sans doute mais encore plus captivante. Franchir la limite, quitter la piste, passer les caps, inverser le cours de son existence, dépasser la ligne blanche, sortir du cadre, la face cachée du miroir, il n’y a que ces endroits secrets qui m’intéressent. Il ne s’agit pas de chercher la subversion, devenir hors-la-loi, fuck the system, toutes ces conneries. J’ai un rapport à la loi assez rigide, élevée dans un cadre précis, on reste dans la voie où on est censée rouler, on respecte les règles, on ne rigole pas avec elles, on ne triche même pas. Par un concours de circonstances je suis sortie du cadre, pas prévu, peu importe. Quand on a fait une sortie de piste on en refait d’autres, on sait qu’il y a toujours quelque chose au-delà du sentier, on y retourne, recherches permanentes, d’abord inconscientes, avec le temps de plus en plus assumées, qu’est ce qui peut m’arriver, ça n’a pas d’importance.


Retour à mes graphismes, mes lignes, mes règles, mon rituel magique. Il y a toujours un moment où ça ne suffit plus, il faut passer à une autre technique, recréer le moment peu importe pour que ça arrive, n’avoir plus que l’envie de cette ligne libre sous mes doigts, pas d’idées préalables, envie de déchirer le décor, peu importe ce qui se passera sur cette feuille, ça n’a pas d’importance. A l’occasion d’un séjour parisien chez le fiston parti pour les vacances de Noël, je voyage léger, carnet de croquis, crayons, stylos, on verra bien. Retour à proximité de mon ancienne école d’archi dans le 19ème, le parc de la villette, les Buttes Chaumont où j’emmenais les enfants petits, envie de dépasser les bornes à nouveau, franchir la limite, Cross the line, qu’est ce qui peut bien t’arriver ? Ce n’est plus un marqueur entre mes mains mais un crayon, une mine. Les lignes sortent toutes seules, c’est un peu douloureux, les passages le sont toujours, mais ça marche.


Mont parallèle, 2013, dessin myriam eyann,

mine sur papier 21x29.7cm

Normalement je n’utilise pas de crayon noir, mais là il est temps, peu importe. Normalement je n’interromps jamais la ligne et je ne fais pas de lignes droites. Il est temps de faire tout le contraire, l’impensable, ligne courte et sèche, intersections à angles droits, des sortes de petites croix se chevauchent. Un geste très ancien se répète, enfouis, je le croyais oublié, j’ai passé mon enfance, mon adolescence à le griffonner partout, il a rempli les marges de mes années de collège et de lycée, mes années d’études en architecture l’ont délié et structuré.


J’appelle ces moments catharsis. Elles reviennent avec de plus en plus de régularité, je commence à les apprivoiser. Le besoin de sortir du cadre, déchirer le décor nécessite d’en inventer un autre. Au départ l’idée n’est pas une création mais une destruction, effacer le monde qui m’entoure, je serais mieux sans lui, mais le néant n’est pas à ma portée tout le temps il faut sans cesse le remplacer, tourner autour, le délimiter, sur la ligne. Peut-être que mes rituels n’ont que le but de l’approcher, comme des cérémonies préparatoires qu’il faudra mettre à plat, régulièrement je renverse l’autel, je détrône les icônes, pas totalement, j’essaye au moins.





Mois de juin, plusieurs événements récents m’incitent à dépasser les bornes, à répétition, ce n’est plus douloureux, le chemin est balisé, je me méfie des pièges de la lisière, il faut bien vieillir. Je reprends mes marqueurs abandonnés depuis quelques mois, il s’est passé quelque chose, cette fois impossible de faire comme si je ne savais pas. Je connais mes frontières et comment les franchir, il suffit de s’y mettre, peu importe ce qui se passera. Commençant avec des feutres fins je me concentre sur la ligne, je sais qu’il faudra la franchir, abandonner mon rite, avancer. Cross the line ! C’est ce que je fais, la ligne se croise, ce qui permet de mélanger les aléatoires, les labyrinthes et les sans pourquoi. Cette synthèse était inimaginable, il n’y avait pas de passerelles entre les différentes techniques parce qu’elles n’exprimaient pas la même chose et surtout parce que le rituel de chacune lui était propre. Cross the line ! Le verrou saute, les possibilités deviennent presque infinies, immédiatement pourtant le cadre réapparait, les aplats consacrent le rituel, ne pas juxtaposer les couleurs, intérieur, extérieur, suivre la ligne, d’un coté ou de l’autre, le temps de la franchir je suis passé dans le miroir.


Les rituels accompagnent nos vies, les préparent aux passages, les protègent. Il ne s’agit pas de gestes désincarnés ou d’une succession de moments dénués de sens, au contraire, ils concentrent le sens et le font apparaître, le sens de la ligne, la franchir ou non, pourquoi et à quel moment. Dépasser les bornes n’a jamais été un jeu mais une nécessité. Quand le rituel est bien fait, quand il est respecté, les métamorphoses s’éclairent, on les voit enfin, on les accepte ou non, on peut choisir les nouvelles règles, croiser la ligne, l’interrompre, la fermer ou l’ouvrir, rester sur la crête ou remplir les creux, densifier ou éclaircir. Et quand on le décide dire peu importe, peu importe ce qui se passera.



Et au delà, 2015, détail

myriam eyann





Pour aller plus loin voir la vidéo WIP Silhouette

[back] La Collection de l'art brut est un musée consacré à l’art brut situé à Lausanne, en Suisse, constituée d'artistes « hors-normes ». La Collection de l'art brut a été initiée par Jean Dubuffet à partir de 1945, puis il en a fait don au musée de Lausanne en 1976.

[back] Olivier Rameau série de bande dessinée belge parue en 1968, scénario de Greg (1931 – 1999) dessinateur, scénariste, rédacteur en chef et directeur littéraire de BD, dessins de Dany dessinateur belge né en 1943. Cette série met en scène un monde parallèle, le pays de Rêverose, strictement interdit aux gens ennuyeux, où tout n'est que rêve et fantaisie dans lequel Olivier Rameau, jeune clerc de notaire est attiré, quittant « le vrai monde où l'on s'ennuie ». La série Olivier Rameau comporte 12 titres de 1970 à 2005, éditions du Lombard, Bruxelles.

[back] Philemon, série de bande dessinée de Fred (1931 – 2013) auteur de BD français, première parution dans le magazine hebdomadaire de BD français Pilote en 1965. Son personnage, Philemon, se promène entre son village et un monde fantastique où se trouvent notamment des îles formant les mots « OCEAN ATLANTIQUE » au milieu de l'océan éponyme. La série a obtenue le Grand Prix de la ville d’Angoulême en 1980 et Alph’Art du meilleur album en 1994. Fred fait partie des rares auteurs à avoir obtenu ces deux hautes distinctions de la bande dessinée francophone.

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