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Ça doit être ça


Image du post par Free-Photos (voir crédit en fin de poste), sculpture Tiger and Turtle-Magic mountain, 2011, œuvre des artistes allemands Heike Mutter et Ulrich Genth, installée à Duisbourg en Allemagne. Il s'agit d'un ensemble d'escaliers formant des montagnes russes

Feuilleton MTAL d’après le recueil Mes Traces au Loing édité en avril 2019 chez Denis Editions. Premières publications blog entre 2014 et 2017.




Lundi 21 Juillet 2014 – 17h03 – au moulin


Ce texte est un peu étrange, il m’a surpris. A force de le lire j’apprivoise en moi ce qui vient de lui. C’est sans doute la raison de son existence et celle inévitablement irrésistible de le donner à lire. Depuis quelques mois un chaton s’est enroulé autour de ma gorge. Ça m’arrive régulièrement. En général, sans me vanter, les symptômes je les reconnais. Douleurs abdominales, nausées, lombalgies, douleurs dans l’épaule, les genoux, céphalées, on a tous un symptôme récalcitrant. Le mien est dans la gorge, il doit y avoir là quelque chose de particulièrement douillet pour les petits chats, j’aime les félins et tous les êtres vivants de la création. Peut-être s’agit-il d’une sensibilité familiale, chez nous il arrive des extinctions de voix, des nodules sur les cordes vocales, peut-être des troubles thyroïdiens sans le savoir.


Economie de paroles, voix douce et calme, surtout pas de mots trop hauts, malgré ce régime, l’impression que l’on a lorsqu’on vient de crier, d’engueuler quelqu’un ou de faire une journée de manif à parler fort me reste en travers, de la gorge. La sensation d’une trace dans le corps, ça arrive aussi quand on a vomi, après une grippe un peu trop longue, au réveil ou en sortant d’une douche brulante, des fois quand on a trop pleuré. A quel moment ai-je crié ? Peut-être sans m’en rendre compte comme le Meunier hurlant de Paasilinna [1], depuis que j’habite au moulin peut-être que dans mon sommeil les cris sortent de ma gorge. Peut-être que je crie dans ma tête et que mes cordes vocales ne sont pas dupes. Peut-être qu’un gros cri y est prisonnier et tente de sortir en râpant la surface de l’intérieur, pour s’évader.


Le mieux c’est de mettre sur pause, ne plus rien dire, cordes vocales au repos, rien de tel pour éclaircir la voix, TU LA BOUCLES ! Ça se dit fort, c’est épuisant, les mots de gorges sont inéluctables. Avec le temps on apprend à se calmer, ne pas se laisser envahir par la colère, tout au plus des gros mots ou une colère bleue histoire d’évacuer la vulgarité. Tuer la boucle je ne demande pas mieux. La boucle est bouclée, tu as bouclée la boucle, cette expression contient une liquidation dont je ne veux pas être responsable. Mes labyrinthes comportent une ligne unique qui finit par se fermer, éventuellement dans ce cas et uniquement dans ce cas l’expression que je déteste tant peut s’appliquer si et seulement si on est maitre du labyrinthe. On me la fera pas à l’envers, à défaut de construire pour les autres mes plans sont les miens. C’est un minimum. Cinq ans d’étude - un peu plus avec l’année du diplôme - payées cash, je ne fais pas tout à crédit.


Après quelques jours de tournée le petit chat s’endort. Ce matin j’ai compris pourquoi. J’étais chez un patient atteint d’une sclérose en plaque dont la mobilité est réduite, il a besoin de nos passages quotidiens. Corps soigné il oscille entre le besoin de se distancer de ce moment de soin, faire comme si ça ne le concernait pas et l’envie de profiter malgré tout du seul contact physique de la journée. Ces deux extrêmes reviennent ensembles aux mêmes moments tous les jours depuis trente ans, l’infirmière, le corps soignant source de plaisir et de souffrance. Douleur et jouissance, bien et mal, l’amour et la haine, ces sensations seraient plus efficaces dissociées. Mais non la beauté et la laideur, la joie et la tristesse, la paix et la guerre en soi au même moment à l’intérieur, la même minute, on se déteste et on aime ça, on pleure et on rit, on souffre et on en jouit.


On est d’un côté ou de l’autre et des deux à la fois, peut-être qu’on ne peut pas sortir seul des labyrinthes, la nudité, les filtres, le Réel et la réalité, on peut tout accepter du moment que l’amour est là. Même aller chercher ce qu’il y a de plus hideux, la chose immonde cachée en soi [2]. Interrogé par Thierry Delcourt, Mauro Corda raconte la souffrance accompagnant la création de La Boucherie, une série de sept sculptures suspendues de corps suppliciés, réalisées en 1998 : Dans ce moment de réalisation je me représentais comment on fait cela à des êtres humains. Ce qui est le plus dur ce n’est pas de se faire mal à soi-même, mais de faire mal aux autres [3].


Fantasmes de victime et de tortionnaire, fascination, la seule limite du travail créatif est son danger, lueur des orages désirés [4], recherche de la source, cruauté, nudité encore, répétition, est ce que le Réel peut apparaitre deux fois au même endroit ? "Aucun à priori ni préjugé moral, aucune répugnance ni pudeur ne sauraient présider à la beauté. L’humain me fascine, il est partout, sous la forme que Dieu ou la Nature lui ont donnée, la gestation comme l’agonie. Comment l’exprimer ? " Mauro Corda [5]




Quand je fais un dessin très dense ce n’est pas pour remplir le vide ou le masquer, saturer la feuille, éliminer le néant. Au contraire quand la densité sort de mes doigts c’est pour vider la densité et accéder au vide inaccessible. Au bout de la densité la dernière phase est une immersion de sorte qu’aucune possibilité d’expression n’est plus à portée. Passé le seuil critique la catatonie envahit tout ce qui m’entoure, un trou noir absorbe la matière. Regarder la même chose pendant des heures non pas pour la contempler ou la comprendre mais pour limiter les informations, endiguer le débordement, inondation, attendre que le niveau de l’eau redescende, se faufile dans les nappes phréatiques, poursuive son cycle d’eau. Ma seul part de néant véritable si elle existe est à ce point précis où la création est impossible. Quand on a en soi cette part de néant on cherche inlassablement à la retrouver et tout en même temps à découvrir l’issue pour en réchapper, pas forcément dans le temps où on y séjourne d’ailleurs, plutôt dans les moments où on n’y est pas, prévisions probablement, assurances tous risques pour le voyage peut-être bien.


Au moulin le lieu de mes paralysies a trouvé un espace, peut-être était-ce un hasard, peut-être était-il temps, peut-être que ces endroits existent n’importe où et qu’on les rencontre si on est prêt à le faire. Je ne passe pas mon temps dans la mezzanine, savoir qu’elle est là me suffit parfois. La mezzanine est devenue mon havre de paix, la grotte du moulin, mon paradis au paradis. A Marrakech lors de la visite d’un Riad, le guide parle des deux paradis qui existent sur terre, un Riad étant le deuxième. Je demande sans réfléchir c’est quoi le premier ? Le guide, un homme mûr proche de la retraite me regarde en fronçant les sourcils, le regard qu’on a pour les enfants quand ils disent une bêtise. Il pose son index sur sa bouche et me toise Chut ! Il désigne la cour intérieure accompagnant son murmure d’un geste m’invitant à contempler ce que je vois.


Quelque chose se concentre et tout à la fois se vide à cet endroit précis du moulin comme si c’était le lieu idéal pour la petite porte entrouverte, la zone de passage, l’entrée oui, ça doit être ça. Rester pour l’éternité sur ce perchoir tel un oiseau qui ne décollera plus, la seule chose qui reste à faire est de ne plus bouger, tester enfin la paralysie, sur le seuil, ni dedans, ni dehors. La partie égarée dans le dédale, accueillir chez moi ma propre prison, en faire le sanctuaire de mon abri, ma salle de prière, mon centre de transmission, ma Tour Eiffel [6], monument initialement inutile à tout autre chose que la contemplation, la célébration et qui finalement se transforme en antenne la protégeant de la destruction.


L’enduit est grumeleux, un peu sale, l’espace restreint et exigu ne laisse place que pour un matelas étroit, je trace des graffitis sans préparation, écriture maladroite un peu de travers, gauche, essentielle, une cellule. Les phrases sur ces murs seront mes fenêtres, mes liens, mes partages, mes connexions. Si je dois vivre sans rencontrer ceux qui les ont prononcées j’en aurai au moins la trace. Personne ne m’enlèvera plus ce lieu, il restera gravé dans mon cerveau, indélébile telle une résurrection.




Le maître du labyrinthe est celui qui le connaît le mieux, ce n’est pas forcément celui qui le dessine. Le maitre du labyrinthe désire y rester tout en ayant la liberté de s’en extraire quand il veut, il est le seul qui peut y entrer et le seul qui peut en sortir. Il ne lui appartient pas et il ne l’a pas construit, mais le labyrinthe est son terrain de jeu, le château des plaisirs, le palais du premier paradis. C’est comme une maison dont il aurait payé le prix et pourtant l’architecte conserverait les droits de propriété. Un architecte qui protégerait l’espace qu’il a créé de telle façon qu’une personne incapable d’en jouir en serait expulsée.


Mes cordes vocales s’enrayent, il y a des mots qu’on refuse d’avaler. Maux de gorges ou traces de corps, tout ne se dit pas pourtant. Je répète certaines phrases en boucle, à force de trop les écouter le sens se détourne, le vent inverse les syllabes on dirait. On donne les clefs autant pour croire qu’on en sera débarrassé que pour espérer que c’est la meilleure façon de protéger la chambre des suppliciés. Celui qui aura en main le trousseau complet sera le seul à découvrir la petite pièce qui n’a pas de lumière, les phrases sur les murs, les délices et les tortures, multiplier les codes, brouiller les pistes, énigmes, stratagèmes, repousser, mettre la distance, le risque si vous prenez la fuite c’est que personne ne vous poursuive. Le jour où il ouvrira la porte peut-être il s’enfuira en courant, ira chercher frère et sœur à la rescousse, peut-être que c’est mieux finalement. On se retourne en chuchotant me laisse pas toute seule, on croyait l’avoir murmuré, peut-être qu’on avait oublié.


myriam eyann


Crédit photo

Image par Free-Photos de Pixabay

Voir d'autres images de la sculpture Tiger and Turtle-Magic Mountain


Pour aller plus loin

[back] Roman de Arto Paasilinna (1942 – 2018) écrivain, journaliste et poète finlandais de langue finnoise. Le meunier Hurlant, 1981, version française 1991 Denoël, histoire d’un meunier qui ne pouvait s’empêcher de hurler à intervalles réguliers, et qui du aménager son existence en fonction de ces cris.

[back] Thierry Delcourt psychiatre, psychanalyste, essayiste français dans Créer pour vivre, vivre pour créer , Editions L’Age d’Homme, 2013, p 43, Voir aussi du même auteur : Au risque de l’art, 2007 , éditions L’Age d’Homme, et La Folie de l’artiste, 2018, éditions Max Milo, www.thierry-delcourt.fr [back] Ibid, p 44

[back] La lueur des orages désirés, Titre d’un ouvrage de Michel Onfray, philosophe français né en 1959, La lueur des orages désirés, Journal hédoniste tome IV, 2007, Grasset

[back] Mauro Corda né en 1960, artiste et sculpteur contemporain français, texte de présentation sur son site www.maurocorda.com [back] La Tour Eiffel, emblème parisien construite par Gustave Eiffel (1832-1923) et ses collaborateurs pour l’Exposition universelle de Paris de 1889, devenu le symbole de la capitale française. Contestée à l'origine, la tour Eiffel était conçue pour être la vitrine du savoir-faire technique français. D’une hauteur de 324 m, utilisée dans le passé pour de nombreuses expériences scientifiques, elle sert aujourd’hui d’émetteur (radio et TV). L’avenir de la tour n’était pas assuré. Conscient du risque de destruction, Eiffel imagine dès l'origine qu'elle puisse rendre des services à la science.

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