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L'oeil du Tigre


Image du post: photo myriam eyann, Otopo reflet 51, 2018

Feuilleton MTAL d’après le recueil Mes Traces au Loing édité en avril 2019 chez Denis Editions.




Vendredi 6 juin 2014 – 6h15 – Au moulin


Le regard d’un tigre ne s’oublie pas. Normalement, dans la nature non protégée, dans la vie sauvage, si on croise ce regard c’est le dernier. C’était dans un parc animalier, les zoos modernes où on donne goût à la liberté à des animaux sans les y plonger totalement. Nous passions sous un tunnel de verre depuis lequel on pouvait admirer un magnifique tigre en sécurité. Entre lui et les spectateurs une épaisse paroi translucide autorisait les audaces telles celles de ces gamins lui tirant la langue, faisant les singes pour signifier Tu m’auras pas, jeu de gosse exutoire à l’occasion de la rencontre du mangeur d’hommes. Le tigre était couché paisiblement à un ou deux mètres du tunnel et regardait ce qui s’y passait avec attention et un brin de condescendance. L’agitation qui avait lieu derrière la vitre le captivait visiblement, son regard détaillait un à un les petits bonshommes qui gesticulaient devant lui.


Qui a vu un chat se figer pour observer sa proie comprendra, la pupille qui se dilate, le corps tendu tel un arc bandé, la concentration qui semble effacer ce qui existe autour de lui. Le tigre n’avait pas tout à fait cette tension, il savait ces silhouettes inaccessibles. La situation était à la fois grotesque et indécente, cet animal et sa puissance indomptable face à des enfants irrespectueux de celle-ci, paroi de verre entre deux mondes, qui se moque de l’autre ?


Je regardais ce tigre, fascinée par sa concentration, fascinée par sa fascination, son regard s’attardait sur chaque enfant et le voyait véritablement, l’expression manger du regard a du être inventer pour les félins. Nos yeux forcément ont fini par se croiser. Un regard de peur ne se voit pas, il se dérobe, fuit les pupilles étrangères peut-être bien pour ne pas être dévorer, du regard. J’ai eu cette petite réaction, et puis non l’envie de le voir, plonger moi aussi dans ses yeux, est ce que nous n’étions pas là pour ça, découvrir, contempler le règne animal, tenter de le comprendre ? Mes pupilles se sont-elles dilatées ?


La sensation d’être à nue, aucun masque possible face à ce tigre, une présence incontournable, il me sondait, pas d’équivoque c’était celui du prédateur. Si la vitre n’avait pas existé le mien aurait été celui de la proie. Ce tigre m’hypnotisait, pensant à Shere Khan dans le Livre de la Jungle[1], tu mélanges tout c’est le serpent qui hypnotise, celui du Robin des Bois de Dysney Triste Sire, le conseiller Persifleur du Prince Jean, m’est revenu en mémoire. Sensation de paralysie et d’attirance, plus possible de faire un mouvement et l’envie paradoxale de me rapprocher, en tout cas de rester là dans les yeux de ce tigre, happée, toute crue. La vitre n’était pas une mise en scène, elle était indispensable à la rencontre mais quand même c’était pas du jeu, il y avait usurpation. J’aurai pu m’incliner de respect devant ce regard et puis j’avais honte, être du côté de ceux qui détiennent le pouvoir et le choper dans le regard d’un animal aliéné. Peut-être étais-je plus indécente et grotesque que les minots qui ne savaient pas ce qu’ils faisaient.


J’ai un rapport à la paralysie complexe, moments d’arrêt, pupille dilatée, la position de la contemplation est probablement aussi innée dans mon cas que chez n’importe quel félin. Mon rapport au regard peut devenir abysimal, la nature a inventé l’œil pour qu’on l’observe, qu’on l’admire, qu’on l’aime, la voir, la regarder, la reconnaître, toucher, rencontrer, atteindre, manger, dévorer, et comprendre. Contempler est un sacre qui se renouvelle au quotidien. Pour apprécier quelque chose il faut le regarder longtemps, l’œil se forme, au fil de ce qu’il voit le regard s’habitue, reconnaît mieux, voit plus vite, sonde plus loin. En architecture le regard est ce qui construit l’espace. Perceptions sonores, auditives, olfactives, voir tactiles certes, la réalité d’un espace est d’abord visuelle. A force de croquis, observations, tracés, lignes, épaisseur de traits ou hachurage, on finit par aimer ce que l’on connaît. Après avoir croqué tellement de ces formes sur le papier, l’obsession est dans mon regard.



Quand nous étions petits, parfois nous avions le droit de rester dans le labo de mon père quand il développait ses photos. Il fallait s’asseoir sur le tabouret, là et tu bou-ges pas. Je ne faisais pas de bruit, il fait noir, Papa bricole sous la lumière rouge ou dans le noir complet quand il fait de la couleur. Je reste immobile, il ne faut pas le déconcentrer, parfois il sifflote, j’attends que les formes apparaissent sur le papier, des fois on a le droit de tenir la petite pince en plastique et de retourner la photo dans le bac, dou-ce-ment, d’autres fois c’est vraiment long et il a prévenu qu’on ne pourrait pas sortir tout de suite, il ne faut pas ouvrir la porte, ça peut durer une demi-heure, peut-être plus. Quand on sort du labo, l’impression de se réveiller, sortie de sas et puis l’envie d’y retourner aussi un peu, c’était plutôt rigolo d’être dans le noir, se gratter le nez sans que personne ne voit, faire des grimaces ou prendre un air idiot sans y penser, croire que c’est comme la nuit et qu’on a le droit de pas dormir.


Pendant mes études d’archi à l’occasion d’un module photo, le labo de l’école rappelle mes souvenirs, bidouillage dans les bacs c’est marrant, il y a toujours un ou deux habitués qui donne pleins de conseils et serre la paluche à tout ce qui rentre, un coté sorcier qui me plait. Je fais des tests de révélateur, de solarisation, mais tout ça est quand même sacrément compliqué, un boulot de chimiste, peut-être pas trop ma partie en fait, les séances photos dans la rue me stressent un peu, être celle qui veut voir, les gens qui regardent ce que je fais, une boucle difficile à assumer, le regard, mon œil à travers l’objectif. La photo d’archi est une spécialité, soit d’architecte, soit de photographe. Il était sans doute trop tôt. La technique en photo est incontournable comme il est incontournable d’apprendre les matériaux, leurs résistances et possibilités, les règles constructives, les contraintes de terrain, d’ensoleillement quand on veut voir un bâtiment devenir réalité. Donc je ne suis pas devenue photographe.


Depuis petite je vois des photos, des expos, des installations, des objectifs et je n’y comprends pas grand-chose. Sans faire attention mon regard s’est formé, cadrage, détail, je regarde les photos de Papa, celles des autres, j’en ai plusieurs à la maison. Je ne sais pas comment on fait, je cadre comme Papa nous l’a appris, attention là tu as coupé la tête, la main, le pied, tu dois mettre la personne au milieu de la photo, c’est dommage le détail là, mais qu’est-ce que tu as fait c’est flou ! Je pense à mes cours, le prof critiquait nos planches contacts, là c’est bien cette petite bande, regarde c’est intéressant cette géométrie, ça c’est plutôt anecdotique, là tu as plusieurs lignes intéressantes. Avec un peu de concentration je trouve le cadrage, le bon angle, le bon endroit, la lumière qui va bien, le recul adéquat.


Le numérique a réactivé mon accès à la photo. C’est ludique, facile, précis, beaucoup moins long que l’argentique, beaucoup moins cher aussi. Je ne prétends pas au beau cliché, je veux une collection, une matériauthèque, une artothèque, continuer à plonger mon regard dans les lignes, les formes, textures, ombres, décrochés, détails, matières, trouver un point de vue, un graphisme, une abstraction, mes fascinations, contempler. Je tourne autour des bâtiments, me rapproche, pendant les tournées je scrute, je cherche sans y penser, au détour d’un regard un pignon se dénude, volume saillant ici, empilement de cubes, une courbe qui les accompagne, cheminées industrielles, tours de communication, forêts de souches sur les toits, brique et verre, encadrements, moulures, corniches, repérage, où se poster pour la bonne image, la bonne heure, je passe, repasse aux même endroits, finis pas descendre et sortir mon S3 mini. Finalement il fait de meilleurs clichés que mon appareil numérique déjà ancien.


Je sens mon regard en pleine métamorphose, il m’est arrivé de temps à autre d’avoir cette sensation, comme le résultat d’une indigestion qui a commencé à me mettre un peu mal à l’aise, l’obsession s’installe, une boulimie qui finit par m’écœurer. Je sais qu’il faut attendre quelques jours, laisser faire, digérer sans forcer, mon regard continue d’évoluer, la tête tourne un peu, inévitablement quelque chose évolue dans mon centre visuel. Il faut aimer ce qu’on dévore, le regarder longtemps, se l’approprier, passage d’énergie d’un œil à l’autre, de l’objet à l’œil, depuis mon nerf optique, intégrer, absorber l’énergie, au moins il disparaitra pas.


"Si vous ne dévorez pas votre rêve c’est la vie qui le dévorera" cette phrase de St Exupéry[2] m’a apaisé, je l’ai découverte il y a peu de temps, elle raisonne telle une promesse, dévorer est un bon chemin puisqu’il a des bifurcations vers les rêves. Quand je ne suis pas occupée à dévorer ce que je vois, j’engloutis les phrases à ma portée. Quitter la contemplation est sans doute ce qui est le plus délicat, mais comment faire, on ne peut pas rester paralysée tout le temps. Ce qui se passe dans mon esprit, dans mon corps grâce à mes yeux, correspond à ce moment que décrit Elvis Presley[3] en 1956. When you looked into my eyes - lorsque tu as plongé ton regard dans mes yeux - I stood there like I was hypnotised - je suis resté là comme si j’étais hypnotisé - You sent a feeling to my spine - tu as envoyé une décharge dans ma colonne vertébrale - A feeling warm and smooth and fine - une sensation de chaleur, douce et délicate - But all I could do were stand there paralyzed - mais tout ce que je pouvais faire était de rester planté là, paralysé.



Sans doute on ne parle pas de la même chose. Sans doute. Ce qu’on voit dans un autre regard, dans une autre écriture, une autre contemplation, c’est sans doute uniquement soi-même. Est-ce que deux regards peuvent se mélanger, échanger véritablement ce qui les composent, d’un côté ou de l’autre, passer au travers. Se mettre à la place du tigre, peut-être que c’est moi qui l’hypnotisait ? Objet, sujet, bien sûr que je mélange tout mais l’important c’est le rêve qui se dévore.


myriam eyann



[back] Je fais ici essentiellement référence au dessin animé Le Livre de la jungle (The Jungle Book) sorti en 1967, inspiré du roman du même nom de Rudyard Kipling paru en 1894. [back] Antoine de Saint-Exupéry (1900- 1944) écrivain, poète, aviateur et reporter français. [back] Elvis Presley (1935 , 1977) chanteur et acteur américain, icône majeure du xxe siècle. Paralysed, chanson de 1956 enregistrée pour son deuxième album en 1956, écrite par Otis Blackwell (1931, 2002) pianiste, chanteur et parolier afro américain dont le travail a influencé le rock and roll. Il a entre autre composé pour Jerry Lee Lewis (Great Balls of Fire). Ecouter Paralized sur Youtube

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